17 juin – Saut
Ce soir-là, c’est en redoutant mes songes que je me suis couché. On prétend que les gens rêvent de la dernière chose à laquelle ils ont pensé avant de s’endormir ; plus j’essayais d’oublier Macon et ma mère, plus ils m’obsédaient. Épuisé par tous ces efforts, j’ai transpercé le matelas pour tomber dans le noir, et mon lit s’est transformé en bateau…
Les saules s’agitaient au-dessus de ma tête.
J’ai senti que je me balançais d’avant en arrière. Le ciel était bleu, vierge de nuages, irréel. Tournant le cou, j’ai regardé sur le côté. Du bois irrégulier peint dans une teinte bleue écaillée qui ressemblait beaucoup à celle du plafond de ma chambre. J’étais à bord d’un canot ou d’une barque et je flottais au fil de la rivière.
Je me suis assis, et l’embarcation a tangué. Une main blanche et menue est tombée le long de la coque, un doigt mince s’est attardé dans l’eau. J’ai observé les vaguelettes qui dérangeaient le reflet parfait de la nue, brisant la quiétude fraîche comme du verre.
Lena était couchée en face de moi, à l’extrémité opposée de la barque. Elle était vêtue d’une robe blanche, comme dans ces vieux films où tout est noir et blanc. Dentelle, rubans, minuscules boutons en forme de perles. Elle tenait une ombrelle noire ; ses cheveux, ses ongles étaient noirs, ses lèvres aussi. Recroquevillée sur elle-même, collée contre le flanc du bateau, elle laissait traîner une main dans notre sillage.
— Lena ?
Sans ouvrir les paupières, elle a souri.
— J’ai froid, Ethan.
J’ai contemplé sa main qui, à présent, était plongée dans l’eau jusqu’au poignet.
— C’est l’été. La rivière est tiède.
J’ai voulu la rejoindre, mais l’esquif a de nouveau roulé, et elle s’est affalée encore plus par-dessus bord, exposant ses Converse noires sous sa robe.
Il m’était impossible de bouger.
Elle avait de l’eau jusqu’au coude, maintenant, et la pointe de ses mèches avait commencé à flotter sur la surface.
— Assieds-toi, L ! Tu vas tomber !
Éclatant de rire, elle a lâché son ombrelle, qui a virevolté sur les rides de notre trace. Je me suis penché vivement vers elle, le bateau a protesté avec vigueur.
— Ils ne te l’ont donc pas dit ? Je suis déjà tombée.
J’ai plongé dans sa direction. Cela ne pouvait pas arriver ; et pourtant, si. Je le savais, parce que je guettais le bruit des éclaboussures.
Quand j’ai atteint le bout du canot, j’ai ouvert les yeux. Le monde vacillait, et elle avait disparu. Regardant en bas, je n’ai distingué que les eaux troubles marron-vert de la Santee et sa chevelure brune. J’ai tendu le bras. Je n’étais pas en mesure de réfléchir.
« Saute ou reste à bord. »
La toison coulait, décoiffée, silencieuse, extraordinaire, pareille à une créature marine mythique. Un visage blême et flou a brièvement surgi au fond de la rivière. Prisonnier du verre.
— Maman ?
Trempé et toussant, je me suis assis sur mon lit. Le clair de lune inondait ma fenêtre. Laquelle était de nouveau ouverte. Je me suis rendu à la salle de bains, où j’ai bu dans mes mains jusqu’à ce que mes quintes s’apaisent. J’ai regardé dans le miroir. À cause de l’obscurité, j’ai à peine discerné mes traits. J’ai tenté d’apercevoir mes yeux à travers la pénombre. À la place, j’ai distingué autre chose… une lumière lointaine.
La glace n’existait plus, ni les ombres de mon visage. Ne subsistaient que l’éclat lumineux et des pans d’images qui défilaient.
J’en ai appelé à toute ma volonté pour essayer de comprendre ce que je voyais. Cependant, le film se déroulait trop rapidement, fonçant vers moi, tressautant comme si je m’étais trouvé sur un manège. Une rue, mouillée, luisante, noire. À quelques centimètres de moi seulement, me donnant l’impression que je rampais sur le sol. Ce qui était impossible, car tout allait si vite. De hauts angles verticaux qui émergeaient dans mon champ de vision, la chaussée qui montait à ma rencontre.
Il n’y avait que la lumière et la rue affreusement proche. J’ai senti que j’agrippais les rebords de porcelaine du lavabo pour garder mon équilibre. J’avais le vertige, les lambeaux de pellicule me bombardaient, toujours plus près. Mon point de vue a brutalement changé, comme si j’avais tourné au coin d’un labyrinthe, et, soudain, les images ont ralenti.
Deux personnes étaient appuyées contre le flanc d’un bâtiment en brique crasseux, sous un réverbère – la source de l’éclat vacillant. Je les regardais d’en dessous, à croire que j’étais couché par terre. J’ai levé les yeux sur les silhouettes qui me dominaient.
— J’aurais dû laisser un mot. Ma grand-mère risque de s’inquiéter.
La voix de Lena. Elle se tenait juste devant moi. Cela n’était pas une vision, rien de semblable à ce qu’avaient provoqué le médaillon de Genevieve ou le journal de Macon.
— Lena ! l’ai-je hélée.
Elle n’a pas réagi. Le second individu s’est rapproché. J’ai deviné que c’était John avant même de distinguer son visage.
— Si tu avais laissé un mot, ils s’en seraient servis pour nous dénicher à l’aide d’un simple sortilège de localisation. Surtout ta mémé. Elle est dotée d’un pouvoir énorme. Un trait de famille, il faut croire.
Il lui a effleuré l’épaule.
— Je n’ai pas la sensation d’être puissante. J’ignore ce que je ressens.
— Ne me dis pas que tu regrettes ?
Il lui a saisi la main, en a ouvert la paume. De sa propre poche, il a tiré un feutre avant de se mettre à gribouiller sur la peau de Lena d’un air distrait. Lena a secoué la tête tout en l’observant.
— Non. Je n’ai plus ma place là-bas. J’aurais fini par leur faire du mal. Je blesse tous ceux qui m’aiment.
— Lena…
Inutile. Elle ne m’entendait pas.
— Ça sera différent quand nous atteindrons la Grande Barrière, où il n’y a ni Lumière ni Ténèbres, ni Élus ni Cataclystes, seulement la magie à l’état pur. Et donc, ni étiquettes ni jugements.
Tous deux regardaient la main de Lena, tandis que John promenait le marqueur autour du poignet. Leurs têtes courbées l’une vers l’autre se touchaient presque. Lentement, Lena a tourné son poignet entre les doigts de John.
— J’ai peur, a-t-elle soufflé.
— Jamais je ne permettrais qu’il t’arrive quoi que ce soit.
Il lui a replacé une mèche de cheveux derrière l’oreille, comme j’avais eu coutume de le faire. S’en souvenait-elle seulement ?
— Il est difficile d’imaginer qu’un tel lieu existe. J’ai été jugée par les autres toute ma vie.
Lena s’est esclaffée, mais j’ai perçu la tension dans son rire.
— C’est pourquoi nous allons là-bas. Pour que tu puisses enfin te trouver.
L’épaule de John a tressailli, et il a posé la main dessus en grimaçant. Il a repris contenance avant que Lena s’en aperçoive. Le geste ne m’a pas échappé, cependant.
— Moi ? Je ne sais même pas qui est moi !
S’écartant du mur, elle a contemplé la nuit. Le lampadaire soulignait son profil, et son collier a étincelé. John s’est penché vers elle. Il s’exprimait si bas que j’ai eu du mal à capter ses paroles.
— J’aimerais la connaître.
Bien que fatiguée, Lena lui a adressé le sourire en coin qui m’était si familier.
— Je te la présenterai dès que je la rencontrerai.
— Prêts à partir, mes chatons ?
Ridley a émergé de l’immeuble en léchant une sucette rouge cerise. Lena s’est retournée, sa main se retrouvant sous le faisceau du réverbère. La main sur laquelle John avait écrit. Pas des mots. Des dessins noirs. Identiques à ceux que j’avais vus sur ses paumes le jour de la foire et dans les marges de son calepin. Je n’ai pas eu le temps de les espionner plus, car mon champ de vision s’est de nouveau modifié, et je n’ai plus eu droit qu’à une vaste rue et à des pavés mouillés, puis plus rien.
J’ignore combien de temps je me suis ainsi agrippé au lavabo. J’avais l’impression que, si je le lâchais, j’allais m’évanouir. Mes mains tremblaient, mes jambes se dérobaient sous moi. Que venait-il de se passer ? Pas une vision. Ils avaient été si près que j’aurais pu tendre le bras et la toucher. Pourquoi n’avait-elle pas perçu mes appels ?
Ça n’avait guère d’importance, de toute façon. Elle l’avait fait, pour de bon ; elle s’était sauvée, comme elle me l’avait annoncé. Si je ne savais pas où elle se trouvait, j’avais assez fréquenté les Tunnels pour les identifier.
Elle était partie, à destination de la Grande Barrière, où que cet endroit soit. Cela ne me concernait plus. Je ne voulais plus en rêver, plus rien en voir, plus en entendre parler.
Oublier. Retourner au lit. Voilà ce que je devais faire.
« Saute ou reste à bord. »
J’ai fini par desserrer ma prise autour de la porcelaine de l’évier, juste assez pour vomir dans les toilettes et tituber jusqu’à ma chambre. Je me suis approché de mes piles de boîtes à chaussures entassées le long du mur, celles qui renfermaient tout ce qui m’était précieux, tout ce que je tenais à cacher. Un instant, je suis resté planté là, bras ballants. Je savais ce que je cherchais, mais j’avais oublié dans quel carton c’était.
De l’eau comme du verre. J’y ai pensé en me souvenant de mon rêve.
J’ai tenté de me rappeler où je l’avais rangé. Ce qui était idiot, puisque je connaissais par cœur le contenu de mes coffres-forts improvisés. Du moins, jusqu’à la veille. Je me suis contraint à réfléchir, sans résultat : je ne voyais que les soixante-dix ou quatre-vingts cartons amoncelés autour de moi. Adidas noires, New Balance vertes… Rien.
J’ai ouvert une dizaine de boîtes avant de dégoter celle des Converse noires. L’écrin en bois sculpté n’en avait pas bougé. J’ai soulevé la sphère lisse et délicate de son lit de velours, sombre et plissé, qui avait conservé son empreinte, comme si elle y avait reposé durant mille ans.
L’Orbe Lumineux.
La possession la plus précieuse de ma mère ; Marian me l’avait donnée. Pourquoi maintenant ?
Au creux de ma paume, la boule s’est mise à refléter la pièce, jusqu’à ce que sa surface soit agitée par des tourbillons bigarrés. Elle luisait d’un vert pâle. Je revoyais mentalement Lena, je l’entendais. « Je blesse tous ceux qui m’aiment. »
La lueur a commencé à faiblir, et l’Orbe est redevenu noir et opaque, froid et dénué de vie. N’empêche, je sentais encore la présence de Lena. Je devinais où elle était, comme si l’objet avait été une sorte de boussole me conduisant à elle. Si ça se trouve, cette histoire de Pilote n’était pas complètement délirante.
Pourtant, ça n’avait aucun sens, dans la mesure où le dernier endroit où j’avais envie de me retrouver était celui où John et Lena étaient. Pourquoi les voyais-je, alors ?
Mon esprit s’était réveillé et carburait. La Grande Barrière ? Un lieu sans Lumière ni Ténèbres ? Était-ce concevable ?
Inutile d’essayer de me rendormir, désormais.
J’ai enfilé un tee-shirt froissé Atari. Je savais ce qu’il me restait à faire. Que nous soyons ensemble ou pas, cela nous dépassait largement, Lena et moi. Cela était peut-être aussi gros que l’Ordre des Choses ou que Galilée découvrant que la Terre tournait autour du Soleil. Que je ne souhaite pas en être témoin ne comptait pas. Si je voyais Lena et John et Ridley, c’était pour de bonnes raisons.
Sauf que je n’avais pas la moindre idée desquelles.
Ce qui expliquait pourquoi il fallait que j’aille discuter avec Mme Galilée en personne.
Quand je suis sorti dans l’obscurité, j’ai entendu les coqs d’ornement de M. Mackey qui commençaient à glousser. Il était 4 h 45, le soleil était loin d’être levé, mais je déambulais dans la ville comme si on avait été au milieu de l’après-midi. Le bruit de mes pas a résonné lorsque j’ai traversé le trottoir fissuré pour gagner la chaussée d’asphalte collant.
Où se rendaient-ils ? Pourquoi les avais-je vus ? Pourquoi cela avait-il de l’importance ?
Un son a éveillé mon attention. Je me suis retourné : Lucille a penché la tête et s’est assise derrière moi. Secouant la tête, j’ai repris mon chemin. Si cette folle de chatte souhaitait me suivre, libre à elle. Nous étions sans doute les deux seuls debout dans Gatlin.
Il s’est révélé que non. Le Galilée local était éveillé lui aussi. Quand j’ai bifurqué dans la rue de Marian, j’ai constaté qu’il y avait de la lumière dans sa chambre d’amis. Au fur et à mesure que je me rapprochais, j’ai distingué une deuxième lampe qui clignotait sur la véranda.
— Liv.
J’ai grimpé le perron au petit trot, déclenchant un fracas dans le noir.
— Bordel de Dieu !
La lunette d’un énorme télescope a foncé vers ma tête, je me suis baissé. Liv a rattrapé l’engin par son autre extrémité. Ses nattes décoiffées ont volé.
— Tu es malade de te pointer en douce comme ça ?
Elle a tourné une manette, et le télescope a retrouvé son équilibre, coincé sur un trépied en aluminium.
— Entrer par la véranda, ce n’est pas exactement se pointer en douce, ai-je protesté.
Je me suis obligé à ne pas mater son pyjama, une espèce de boxer de fille sous un tee-shirt orné d’une photographie de Pluton et d’une phrase qui disait : LA PLANÈTE DES NAINS TE CONSEILLE DE CHOISIR QUELQU’UN À TA HAUTEUR.
— Je ne t’avais pas vu, a riposté Liv en collant son œil sur l’appareil. D’ailleurs, qu’est-ce que tu fiches ici à cette heure-là ? T’es cinglé ?
— J’essaie justement de me persuader du contraire.
— Permets-moi de t’économiser un peu de temps. La réponse est oui.
— Je suis sérieux.
Elle m’a dévisagé un instant avant de s’emparer de son calepin rouge et de commencer à griffonner.
— Je t’écoute. Il faut seulement que je note quelques trucs.
J’ai regardé par-dessus son épaule.
— Qu’est-ce que tu observes ?
— Le ciel.
Elle a de nouveau plaqué son œil sur le télescope avant de consulter son sélenomètre et de reporter une série de nombres dans son carnet.
— Plus précisément ?
— Tiens.
Elle s’est écartée, m’invitant à me rapprocher. J’ai regardé par la lentille. La nue a explosé dans une gerbe de lumières, d’étoiles et d’une poussière galactique qui n’avait pas grand-chose en commun avec le firmament de Gatlin.
— Que vois-tu ?
— Le ciel. La lune. C’est plutôt chouette.
— Bien. Et maintenant…
Elle m’a poussé, et j’ai levé les yeux. Bien qu’il ait fait encore nuit, j’ai à peine discerné la moitié des astres que m’avait montrés l’appareil.
— Ça brille moins.
Derechef, je me suis servi de l’engin et, une fois encore, la voûte céleste m’a offert un festival d’étincelles. Le vrai ciel était plus sombre, plus terne, pareil à un espace perdu et solitaire.
— Bizarre. Les étoiles ont l’air tellement différentes, dans le télescope.
— C’est parce que toutes ne sont pas là.
— Pardon ? Le ciel, c’est le ciel.
Liv a contemplé la lune.
— Pas toujours.
— Comment ça ?
— Personne ne le sait vraiment. Il existe des constellations d’Enchanteurs et d’autres de Mortels. Ce ne sont pas les mêmes. Du moins, elles ne se ressemblent pas aux yeux d’un Mortel. Ce qui, malheureusement, est tout ce dont toi et moi disposons.
En souriant, elle a tripoté un des boutons.
— Au demeurant, a-t-elle ajouté, on m’a dit que les Enchanteurs ne voyaient pas les constellations des Mortels.
— Comment est-ce possible ?
— Comment tout est-il possible ?
— Ton ciel est-il réel ou n’a-t-il que l’apparence de la réalité ?
J’avais l’impression d’être un xylocope découvrant que la couche de peinture bleue du plafond n’était qu’un leurre et non la nue.
— Cela change-t-il quelque chose ? a répondu Liv en levant le doigt. Tu vois cet astérisme en forme de casserole ? C’est le Grand Chariot, ou Grande Casserole. Tu connais, non ?
J’ai acquiescé.
— Si tu regardes juste en dessous, à deux étoiles du manche, aperçois-tu l’astre très lumineux ?
— L’étoile Polaire.
N’importe quel boy-scout de Gatlin pouvait l’identifier.
— Exact. Ou Polaris. Bon, et maintenant, là où le fond de la casserole se termine, tout en bas, distingues-tu quelque chose ?
J’ai secoué la tête. Liv a plaqué son œil sur le télescope, tourné un premier bouton puis un second, avant de s’écarter.
— OK, regarde.
À travers la lentille, j’ai retrouvé la constellation, réplique parfaite de celle qui se dessinait dans le ciel réel, quoique plus brillante.
— C’est la même chose que ce qu’on voit d’ici. Pour l’essentiel.
— Intéresse-toi au bas de la casserole. Comme tout à l’heure. Que vois-tu ?
J’ai obtempéré.
— Rien.
— Sois plus attentif ! a-t-elle rouspété, agacée.
— Mais pourquoi ? Il n’y a rien, là-bas.
— Que veux-tu dire ? s’est-elle exclamée en prenant ma place. Ce n’est pas possible. Il est censé y avoir une étoile à sept branches, ce que les Mortels appellent une étoile des fées.
Un heptagramme. Lena en avait un accroché à son collier.
— C’est l’équivalent de l’étoile Polaire chez les Enchanteurs. Elle indique le sud, pas le nord, ce qui a une importance mystique dans l’univers des Enchanteurs. Ils l’appellent l’étoile du Sud. Attends, je vais te la trouver.
Elle s’est de nouveau penchée sur son appareil.
— Mais continue à parler. Je suis sûre que tu n’es pas venu prendre un cours d’astronomie féerique. Que t’arrive-t-il ?
Inutile de retarder plus longtemps ma confession.
— Lena s’est enfuie avec John et Ridley. Ils sont quelque part dans les Tunnels.
Ça a eu le don d’éveiller son attention.
— Quoi ? Comment le sais-tu ?
— C’est difficile à expliquer. Je les ai vus dans une vision étrange qui n’en était pas une.
— Comme quand tu as pris le journal de Macon dans son bureau ?
— Non, je n’ai rien touché. Je contemplais mon reflet dans le miroir et, la seconde d’après, des images ont défilé devant moi comme si j’étais en train de courir. Quand je me suis arrêté, Lena et John étaient dans une ruelle, à quelques pas de moi. Sauf qu’ils ne me voyaient ni ne m’entendaient.
— Que faisaient-ils ?
— Ils parlaient d’un endroit appelé la Grande Barrière. Où tout est génial et où, d’après John, ils pourront vivre heureux et avoir beaucoup d’enfants.
Je me suis efforcé de dissimuler mon amertume.
— Ils ont vraiment mentionné la Grande Barrière ? Tu en es certain ?
— Oui. Pourquoi ?
Tout à coup, j’ai senti que l’Orbe Lumineux se réchauffait dans ma poche.
— La Grande Barrière est l’un des mythes Enchanteurs les plus antiques. Un lieu de magie puissante, ancestrale et bien plus ancienne que la Lumière ou les Ténèbres. Une espèce de nirvana. Aucune personne un tant soit peu équilibrée ne croit à son existence.
— John Breed, si.
Liv a regardé le ciel.
— C’est ce qu’il raconte. Des âneries, mais des âneries attirantes. Comme de penser que la Terre est plate. Ou que le Soleil tourne autour d’elle.
Galilée, bien sûr. Je m’étais pointé ici dans l’espoir de trouver une raison qui me ramènerait à mon lit, à Jackson, à ma vie. Une explication qui justifierait que je parvienne à distinguer Lena dans le miroir de ma salle de bains sans pour autant être fou. Une réponse qui ne me ramènerait pas à elle. Sauf que j’avais droit à tout le contraire. Liv continuait à jacasser, inconsciente de la pierre qui plombait mon ventre et de celle qui brûlait dans ma poche.
— Les légendes affirment que si tu suis l’étoile du Sud, tu finiras par atteindre la Grande Barrière.
— Et si l’astre n’était pas là ?
Cette question a commencé à déclencher une avalanche d’autres interrogations dans mon crâne. Liv ne m’a pas répondu, trop occupée à ajuster son engin.
— Elle est forcément là. Mon télescope doit débloquer.
— Si l’étoile avait disparu ? La galaxie ne cesse de changer, non ?
— Si. D’ici l’an 3000, Polaris ne sera plus l’étoile du Nord, ce sera Alrai. Qui, au passage, signifie « berger » en arabe.
— L’an 3000 ?
— Oui. Dans un millénaire. Un astre ne s’évapore pas comme ça, pas sans un grave bang cosmique. Ça n’a rien de subtil.
— « Ainsi s’achève le monde sans éclat, mais sur un cri plaintif. »
Le vers de T.S. Eliot m’est revenu en mémoire. Avant l’anniversaire de Lena, ce vers l’avait obsédée.
— J’adore son œuvre, a répliqué Liv, mais la science, ce n’était pas son domaine.
« Sans éclat, mais sur un cri plaintif. » Ou était-ce le contraire ? Je ne me rappelais plus les mots exacts. Il n’empêche, Lena les avait intégrés à un poème qu’elle avait écrit sur le mur de sa chambre après la mort de Macon. Avait-elle su alors où tout cela menait ? J’avais le cœur au bord des lèvres. L’Orbe Lumineux était si chaud qu’il me brûlait la peau.
— Ton télescope fonctionne très bien, ai-je murmuré.
Liv a consulté son sélenomètre.
— Je crains que le problème ne soit sérieux. Il n’y a pas que le télescope, les nombres eux aussi ne suivent plus.
— « Astres éteints, cœurs suivis. »
J’ai sorti ça sans réfléchir, comme n’importe quel vieux tube me revenant en tête.
— Quoi ?
— Dix-sept Lunes. Ce n’est rien, rien qu’une chanson que je n’arrête pas d’entendre. Elle a un rapport avec l’Appel de Lena.
— Un Air Occulte ? s’est écriée Liv en me contemplant avec stupeur.
— Ça s’appelle comme ça ?
J’aurais dû me douter que ce machin aurait un nom.
— Il présage ce qui va arriver. Tu entends un Air Occulte depuis tout ce temps et tu ne me l’as pas dit ? Pourquoi ?
J’ai haussé les épaules. Parce que j’étais idiot. Parce que je n’aimais pas parler de Lena avec Liv. Parce que cette chanson annonçait des choses horribles. Il n’y avait que l’embarras du choix.
— Répète-moi le couplet en entier.
— Il y a un truc à propos de sphères et d’une lune qui surgit trop tôt. Puis ça passe aux étoiles qui s’éteignent et qui suivent les cœurs… J’ai oublié le reste.
Liv s’est laissée tomber sur les marches de la véranda.
— Une lune qui surgit avant l’heure ? C’est vraiment ce que dit la chanson ?
— Oui. La lune en premier, puis les étoiles. J’en suis sûr.
Le ciel commençait à se strier de lumière.
— La convocation d’une Lune de l’Appel au mauvais moment. Ça expliquerait le phénomène.
— Quoi donc ? L’étoile manquante ?
— C’est largement plus qu’une question d’étoile, a répondu Liv en fermant les yeux. Convoquer une lune mal à propos est susceptible de modifier tout l’Ordre des Choses, du moindre champ magnétique au moindre champ magique. Cela pourrait être à l’origine du plus petit changement dans le ciel des Enchanteurs. L’agencement naturel de leur univers repose sur un équilibre aussi délicat que celui du nôtre.
— Et qu’est-ce qui pourrait provoquer cela ?
— Qui, plutôt.
Elle a serré les bras autour de ses genoux. Une seule personne m’est venue à l’esprit.
— Sarafine ?
— Aucun Gardien n’a jamais mentionné d’Enchanteur assez puissant pour convoquer la lune. Il n’empêche. Si quelqu’un s’est amusé à l’extraire du temps, il devient impossible de prédire quand aura lieu le prochain Appel. Ni où.
Un Appel. Forcément celui de Lena. Je me suis souvenu des paroles de Marian, aux archives : « Nous ne choisissons pas ce qui est vrai. Nous ne choisissons que ce que nous décidons d’en faire. »
— Si nous sommes en présence d’une Lune de l’Appel, ça concerne Lena. On devrait réveiller Marian. Elle nous aidera.
Au moment où je prononçais ces mots, j’ai deviné ce qui allait se produire. Marian était capable de nous seconder, ça ne signifiait pas pour autant qu’elle le ferait. Son statut de Gardienne lui interdisait de s’investir trop avant. Liv avait dû en arriver à la même conclusion.
— Franchement, tu crois que le professeur Ashcroft va nous autoriser à poursuivre Lena dans les Tunnels après ce qui s’est produit la dernière fois que nous y sommes descendus ? Mon œil ! Il y a toutes les chances qu’elle nous enferme dans la section des livres rares jusqu’à la fin de l’été.
Pis encore, elle préviendrait Amma, et je serais condamné à trimballer les Sœurs à l’église tous les jours dans la Cadillac antédiluvienne de tante Grace.
« Saute ou reste à bord. »
Ce n’était pas une décision ; plus vraiment. Car je l’avais prise il y avait fort longtemps, dès lors que j’étais descendu de ma voiture sur la Nationale 9 par une soirée pluvieuse. J’avais sauté. Il était interdit de rester dans la barque, il m’était interdit de rester dans la barque, que Lena et moi soyons ou non en couple. Il était exclu que je permette à John Breed, à Sarafine, à une étoile disparue, à une lune de mauvais augure ou à un quelconque ciel d’Enchanteurs ahurissant de m’arrêter maintenant. Je devais au moins ça à la fille de la Nationale 9.
— Je peux localiser Lena, Liv. J’ignore comment, mais j’en suis capable. Toi, tu saurais traquer la lune grâce à ton sélenomètre, non ?
— Je peux mesurer les variations de son attraction magnétique, si c’est ce que tu es en train de me demander.
— Et trouver la Lune de l’Appel, par conséquent ?
— Si mes calculs sont corrects, si la météo se maintient, si les corollaires entre les constellations des Enchanteurs et celles des Mortels restent justes…
— Ma question appelait un oui ou un non.
Liv a tiré sur ses nattes, pensive.
— Oui, a-t-elle fini par dire.
— Si nous nous lançons là-dedans, il faut que nous partions avant qu’Amma ou Marian soient debout.
Elle a hésité. En tant que Gardienne en herbe, elle n’était pas censée interférer. Cependant, chaque fois que nous étions ensemble, nous parvenions à nous fourrer dans les ennuis.
— Lena court peut-être de graves dangers.
— Liv, si tu ne veux pas m’accompagner…
— Bien sûr que j’en ai envie. J’étudie les astres et l’univers des Enchanteurs depuis que j’ai cinq ans. Mon seul but a toujours été de faire partie des deux mondes. Jusqu’à il y a quelques semaines, je m’étais bornée à bouquiner et à regarder dans mon télescope. J’en ai marre. Mais le professeur Ashcroft…
Je l’avais méjugée. Elle n’était pas comme Marian. Elle ne se contenterait pas de classer des manuscrits d’Enchanteurs. Elle souhaitait démontrer que la Terre n’était pas plate.
— Saute ou reste à bord, Gardienne. Tu viens ?
Le soleil se levait, le temps nous était compté.
— Es-tu certain de vouloir de moi ?
Elle avait lancé ça en évitant de me regarder. J’ai moi aussi détourné les yeux. Le souvenir du baiser avorté a plané entre nous deux.
— Connais-tu quelqu’un d’autre ayant un sélenomètre et une carte mentale des étoiles des Enchanteurs manquant à l’appel ?
Si je n’étais pas totalement persuadé que ses variations, ses corollaires ou ses calculs me seraient d’un grand secours, je savais que la chanson ne se trompait jamais, et ce que j’avais vu cette nuit en était la preuve. J’avais besoin d’aide, Lena aussi, même si ce qui nous avait unis avait disparu. Il me fallait une Gardienne, y compris une Gardienne fugueuse à la montre de dingue et ayant soif d’action partout ailleurs que dans les livres.
— Je saute, a-t-elle murmuré. Je n’ai plus envie de rester à bord.
Sans bruit, sans même un déclic, elle a tourné la poignée de la porte. Elle rentrait chercher ses affaires. Elle venait avec moi.
— Tu en es certaine ?
Je ne tenais pas à être la raison pour laquelle elle acceptait l’aventure. Du moins, pas l’unique raison. C’est ce que je me suis dit – je me mentais comme un arracheur de dents.
— Tu connais quelqu’un d’autre assez malade pour partir à la recherche d’un endroit mythique où une crapule surnaturelle tente de convoquer une Lune de l’Appel ?
Elle m’a souri puis a poussé le battant.
— En fait, oui.